16 octobre 2025

L’arburi assignalati

Pour toutes les civilisations, l’arbre occupe une place singulière. Il est mémoire, repère, force de vie. En Corse, les arbres qui se distinguent par leur stature, leur longévité ou leur lien avec l’homme sont appelés arburi nutevuli, arbres remarquables. Leur inventaire, initié en 2004 par l’Office de l’Environnement de la Corse et le Conservatoire Botanique National, a permis d’identifier près de deux cents spécimens. Ce travail, toujours en cours, s’appuie sur une commission technique réunie deux fois par an, et sur la participation de citoyens qui signalent des arbres exceptionnels. Ces “monuments végétaux”, pour reprendre l’expression de la botaniste Marcelle Conrad, ne sont pas seulement des curiosités naturelles : ils sont des témoins de l’histoire et de la culture de l’île.

A nascita di un inventariu

L’inventaire est collectif. Forestiers, communes, associations, écoles, promeneurs: chacun peut signaler un arbre au CBNC. Une commission technique, réunie deux fois l’an, évalue, discute, valide. Les données et les photographies rejoignent une base informatisée consultable à l’OEC. Cette démarche a aussi généré des outils de sensibilisation : plaquettes pédagogiques, expositions, balades, et ce jeu-concours lancé en 2006 – À a ricerca di l’arburu nutevule – qui mobilisa plus de 2 000 élèves. L’enjeu dépasse la seule nomenclature : il s’agit d’apprendre à voir. À lire un tronc, une écorce, une cicatrice. À reconnaître dans les trognes d’olivier la main patiente des paysans. À comprendre que la beauté ne tient pas qu’à la forme, mais au lien.

A scola di l’arburi

Dans les villages, l’arbre formait une véritable école à ciel ouvert. On s’y asseyait pour parler des récoltes, des naissances, de la pluie espérée. Les enfants y apprenaient la mesure du temps – la pousse d’un rameau, la chute des feuilles, le retour des oiseaux. De cette école silencieuse est née une culture végétale : façons de tailler, d’éclaircir, d’échelonner la fructification.

Aujourd’hui, ateliers et balades renouent avec cette pédagogie sensible : toucher l’écorce, écouter le vent, lever les yeux vers la canopée. Sapè, vede, rispettà : savoir, voir, respecter.

A legge di prutezzione

Un arbre remarquable peut être protégé par la loi de 1930 sur les monuments naturels. Mais la meilleure protection demeure l’attention quotidienne : éviter les tassements de sol, les tailles brutales, le feu trop proche, l’ancrage de structures dans le bois vivant. La protection, c’est aussi la transmission : raconter l’arbre, expliquer son rôle écologique (ombre, fraîcheur, refuge, continuité des sols), et affirmer sa valeur patrimoniale autant que paysagère.

Balagna : amparà à vede

Au printemps, à Aregnu, une balade du Green Orizonte Festival, guidée par le jardinier paysagiste Ruben Galletta et l’ethnobotaniste Geneviève Michon, proposa d’« apprendre à voir » . Ici, l’olivier règne, souvent taillé en trogne pour rajeunir le coeur de l’arbre, nourrir chèvres et moutons, offrir du bois, et repartir de plus belle.

Chaque trogne est un livre ouvert : cicatrices de sécheresse, repousses après gel, traces d’anciens greffes. Les arbres parlent du travail, des étés sans eau, des feux traversés, des bergers qui cherchèrent l’ombre. Et les plantes que l’on dit « invasives » racontent elles aussi quelque chose : adaptation, réparation des sols, retour de la vie après le chaos. La balade devient leçon d’humilité : le vivant n’est pas immobile, il négocie sans cesse.

L’Arburacellu, u saviu milleniu

Dans l’Alta Rocca, l’Arburacellu – un chêne vert monumental de Pianellu – domine la vallée comme un patriarche. On lui prête plus de mille ans, peut-être davantage. Huit mètres de circonférence, des branches qui semblent porter le ciel : l’arbre impose silence et respect. L’Arburacellu fut abri pour les bergers, cache pour les résistants, sanctuaire pour les prières. Des légendes disent qu’il apaise les esprits fatigués ; que s’asseoir à son pied rend courage et clarté. Aujourd’hui protégé, il appelle surtout à la douceur : ne pas graver l’écorce, ne pas compacter le sol, rester à distance de ses racines. Être invité, non propriétaire.

Solii, castagni è altri culossi

Sur les plages de Palombaggia, les genévriers sculptés par le vent dessinent des arabesques sèches et puissantes. Ils paraissent immobiles, et pourtant ils gagnent un millimètre de monde chaque année. Le regard apprend ici la lenteur. En Castagniccia, les châtaigniers séculaires rappellent l’économie de la farine, les fêtes, les veillées. Dans les vallées, de vieux ormes veillent sur les places où l’on délibérait jadis. Chaque arbre remarquable, qu’il soit de maquis, de rivage ou de forêts hautes, est un chapitre de l’île : il relie terre, travail et temps.

Scienza è puesia

L’inventaire mêle rigueur et poésie. Rigoureux, parce qu’il mesure, compare, documente. Poétique, parce qu’il accepte ce qui ne se mesure pas : l’émotion. On peut noter une circonférence, dater une cavité, reconnaître une essence. Mais nul instrument ne saisit ce sentiment qui saisit lorsque, au détour d’un sentier, se dresse une présence. C’est pourtant ce double mouvement – science et poésie – qui fonde la valeur patrimoniale.

Di pettu à u clima chì cambia

Dans un climat qui se réchauffe et s’assèche, les arbres remarquables deviennent sentinelles. Ils indiquent les stress hydriques, la montée des risques d’incendie, l’arrivée de pathogènes. Les protéger, c’est garder la mémoire et préparer l’avenir : ombrer les sols, préserver l’humidité, soigner les haies, relier les boisements. L’arbre remarquable n’est pas une relique ; il est actuel, utile, vivant.

A partecipazione di tutti

Le réseau s’enrichit des signalements venus du terrain : un tilleul sur une place, un pin laricio sur une crête, un olivier creux qui abrite chouettes et lérots. Un formulaire, quelques photos, des coordonnées, et l’histoire commence. La commission examine, retourne sur site, vérifie. Parfois, l’arbre n’est pas « remarquable » au sens strict ; il demeure pourtant précieux pour le quartier. L’inventaire apprend aussi la nuance.

Testu : Marcel Montisci

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